Exposition
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Ligne : Première Partie

Nous avons ici l'intention de montrer des ensembles d'estampes, petites collections thématiques, recueils entiers, ou bien albums d'un intérêt particulier, avec quelques remarques sur leur création et leur importance.

Cet espace sera renouvelé régulièrement, et les expositions précédentes seront accessibles par la suite dans les Archives.


L'exposition présente ici un superbe exemplaire de Parallèlement, en épreuves d'essai non-reliées, avec les rares variantes en bistre. Un des chef-d'oeuvres de livres illustrés du 20ème siècle, il est généralement considéré comme le premier "livre de peintre" moderne.

 

Parallèlement ~

Poèmes de Paul Verlaine

Lithographies de Pierre Bonnard

Edité par Ambroise Vollard
Paris, 1900

 

Ambroise Vollard (1868-1939), marchand d'art, éditeur, et collectionneur, était probablement la figure la plus significative dans l'émergence de l'art moderne, et Parallèlement, son premier livre illustré, fut une somptueuse entreprise, maintenant reconnu comme un monument à l'avant-garde de son développement.

Vollard était méticuleux dans la réalisation de son projet: en commandant spécialement à la célèbre manufacture de Van Gelder d'Amsterdam, un épais vélin de Hollande au grain fin, avec le filigrane PARALLELEMENT, utilisant une police de caractères renaissance, gravée originellement par Garamond en 1540 pour François Ier et refondue à cette occasion, le texte était imprimé sur les presses à bras à l'Imprimerie Nationale. Les lithographies originales de Bonnard étaient imprimées à la main par Auguste Clot, dans l'atelier lithographique le plus réputé de France, avec une encre en rose-sanguine subtile que Bonnard avait demandé afin de mieux rendre "l'atmosphère poétique" de Verlaine.

"Il n'est pas étonnant qu'Ambroise Vollard ait songé à Bonnard pour illustrer Parallèlement de Verlaine. Il connaissait les dessins de l'artiste pour Marie; et il avait vu le tableau L'indolente, dont un dessin figurera d'ailleurs dans l'ouvrage, à l'exposition de groupe organisée chez Durand-Ruel en mai 1899. Pour accompagner les poèmes de Verlaine, Bonnard invente une composition irrégulière; les lithographies jouent avec les strophes, les enlacent, se mêlent à elles ou se glissent dans les marges, images voluptueuses et tendres dont le pouvoir de suggestion s'allie miraculeusement à l'art du poète." *

 

Pierre Bonnard (1867-1947) était déjà un artiste bien connu à l'époque, l'un des chefs de fil du groupe des Nabis, qui révolutionnait l'art français à la fin du 19ème siècle.

Avec un intérêt marqué pour les arts graphiques, surtout la lithographie en couleur, dès 1900 il avait déjà réalisé plus de 70 lithographies (affiches, illustrations, et estampes), y compris des albums pour Vollard.

Bonnard travailla ardemment sur le projet, tirant largement son inspiration des ses propres ressources afin de capter l'intimité sensuelle de la poésie : beaucoup de ses tableaux des années 1890 étaient en accord avec la vision de Verlaine, en particulier les portraits nus de Marthe, sa compagne, qui serviront de base pour un certain nombre des lithographies (L'Indolente, Dauberville 219, 01802, 01803 ; Nu aux Bas Noirs, D. 01829 ; L'Homme et la Femme, D. 224). Utilisant un appareil portable Kodak, il réalisa en outre une série de nues photographiques** de Marthe, dans son appartement rue de Douai, saisissant dans un style de cliché instantané, avec un cadrage informel, ce qui deviendrait la liberté brouillonne des illustrations de Parallèlement.

 

Paul Verlaine (1844-1896), "poète maudit", deviendra une quasi-légende au tournant du siècle, et il est intéressant de passer en revue les origines de Parallèlement et les raisons pour lesquelles il retint l'attention de Vollard.

Entre 1885-87, en travaillant sur l'oeuvre, à la suite de son divorce avec sa femme, Mathilde (après 15 ans de mariage tumultueux) le poète était pratiquement réduit à la mendicité, et chroniquement malade, souvent hospitalisé, à la période la plus troublée de sa vie.

Parallèlement est cependant une recueil varié de poèmes écrits à différentes époques, recombinés pour répondre à une préoccupation du poète. Dans la préface*** de sa première édition (1889), Verlaine explique que le titre renvoie à un aspect d'un projet poétique plus vaste, "parallèlement" à Sagesse, Amour, et Bonheur, qui exprimaient ses aspirations mystiques antérieures à la spiritualité chrétienne d'une foi religieuse et de ses valeurs morales. Parallèlement prend cependant sa source dans l'autre face "infernale" de la nature humaine, notamment en prise avec la chair plutôt que l'esprit, l'exaltation des désirs érotiques et de la polysexualité (e.g., Les Amies, en louange de l'amour lesbien, ou Filles, où Verlaine développe le thème du bordel et de ses multiples affaires).

 

 

En créant ce premier livre moderne de peintre, l'ambition de Vollard était de combiner le texte puissamment évocateur du poète avec les lithographies spontanées, sensuelles, et allusives du peintre. Avec les strophes imprimées dans une fonte raffinée, mises en page dans un format ample, le livre offrait aux lithographies suffisamment d'espace pour circuler librement autour des poèmes, jouant avec eux, et débordant parfois sur les marges.

Lors de sa publication, Parallèlement fut à la fois fortement critiqué et hautement acclamé. L'un rejeta l'oeuvre comme étant "bégaiements incertains", l'autre soutint que jamais auparavant les illustrations ne s'étaient aussi parfaitement adaptées aux vers. Le livre connut peu de succès immédiat, et par la suite, la plupart des 200 exemplaires restèrent invendus. Néanmoins, Parallèlement marque retrospectivement un tournant dans l'histoire du livre illustré.

Vollard était-il intentionnellement provocateur, cherchant à créer un scandale pour sa propre renommée, ou fut-il simplement inspiré? En tout état de cause, il ne se découragea pas, entreprenant l'année suivante un second projet avec Bonnard.

 

Mais regardons de près...

 


* In Antoine Terrrasse, Pierre Bonnard, 1967, p. 61

** Pour une discussion générale sur l'usage de la photographie dans l'art de Bonnard, voir F. Heilbrun & P. Néagu, 1987, Bonnard Photographe, Dossiers du Musée d'Orsay 16.

*** "'Parallèlement' à Sagesse, Amour, et aussi à Bonheur qui va suivre et conclure. Après viendront, si Dieu le permet, des oeuvres impersonnelles avec l'intimité latérale d'un long Et cætera plus que probable. Ceci devrait être dit pour répondre aux objections que pourrait soulever le ton particulier du présent fragment d'un ensemble en train."

 


 

Parallèlement
Les Lithographies de Pierre Bonnard et le Texte de Paul Verlaine

Descriptif Général

Lithographies tirées en rose sanguine sur typographie imprimée, 1900, sur vélin fort, avec le filigrane PARALLELEMENT; l'album complet de 136 pages, plié verticalement et assemblé en 17 cahiers, de format 350 x 250 mm, jamais relié, et en conséquence sans pages de titre, table des matières, ni justification, probablement un jeu d'épreuves d'imprimeur ou d'artiste, en marge de la première édition, avec plusieurs des variantes de couleur bistre*, très belles et fraîches épreuves, à toutes marges non-ébarbées, légère décoloration sur la première et la dernière pages provenant d'un ancien emballage, quelques salissures et éraflures au bord de certains feuillets, autrement en excellent état.

Bibliographie: Roger-Marx 94, Bouvet 73


* Ces variantes en bistre sont bien connues, mais peu documentées. Claude Roger-Marx, suivi de Bouvet, affirment simplement:
"Lithographies tirées en rose-sanguine; certaines, rares, avec une planche supplémentaire de bistre."

Premièrement, il est curieux qu'ils fassent mention de planche, dans la mesure où une lithographie fut alors tirée sur une pierre, de calcaire au grain fin (voir GLOSSAIRE), pas une planche, surtout dans un atelier prestigieux comme celui d'Auguste Clot.

En examinant les estampes, il n'apparaît pas en outre qu'une seconde pierre fût utilisée. En 1900, Bonnard était déjà un maître de la lithographie en couleur, et son usage savant de champs et textures de couleur pendant la décennie précédente (depuis sa première affiche France Champagne, qui influença profondément Toulouse-Lautrec, jusqu'au splendide album Quelques Aspects de la Vie de Paris), est bien connu. Le bistre sur ces lithographies semble avoir été rajouté à la main, plutôt comme un essai de couleur ou d'ombrage, sur la pierre-mère même. Nous avons pu comparer notre exemplaire avec celui du Museum of Modern Art, à New York, un "exemplaire d'auteur/editeur" (comme il est annoté et signé par Vollard lui-même), qui contient 6 ou 7 des ces variantes en bistre (certaines bien faibles), et il y a des différences : bien que l'application globale de bistre sur la lithographie de la page 17 pour Eté soit pratiquement identique, les lithographies sur les pages 42-43 pour A Madame *** ne le sont pas, le petit chien à droite dans notre exemplaire étant plus largement touché en bistre.

 

N. B. Pour des raisons pratiques, et étant donné la taille des cahiers, nous avons choisi de les montrer ici en séries, à l'échelle 1 : 4, comme suit:

Premère Partie : Dédicace & Les Amies, pages 1-20;

Deuxième Partie : Filles, pages 21-44,

avec les images à une échelle plus grande de 1 : 2 sur des pages séparées.


Dédicace & Allégorie, pages 1-6

Verlaine ouvre son argument poétique "parallèle" par une dédicace invective adressée à sa femme, Mathilde, qu'il fustige de "petit oye" (avec la connotation érotique des premières avances sexuelles, "les préludes d'amour", cf. La Fontaine). Il raille son rôle formateur, ses passions ardentes, les réticences qu'elle lui oppose, et son "coeur de veuve", apostrophant en même temps la complaisance des bourgeois du Second Empire.

Par la suite, dans Allégorie, le Classicisme présomptueux est pris à partie, avec ses clichés usés, que lui-même ignore à dessein, ayant déclaré qu'il fait ici une oeuvre personnelle.


Dédicace, page 1

Suivant Verlaine, Bonnard montre la représentation mi-siècle d'une dame aux cheveux bouclés, qui pose assise, en taffetas et rubans, un petit tome à la main, ouvert sur son genou, pensive, comme si...

Dédicace (suite), pages 2-3

Ici, Bonnard illustre simplement le métier (et la vocation!) de l'écrivain par ses outils : quelques feuilles éparses, un encrier...

Allégorie, pages 4-5

Cette scénographie bucolique "attristante" d'un temple élévé antique met en scène la rencontre amoureuse d'une nymphe âgée et d'un faune, dans le bosquet à gauche...

Allégorie (suite), Les Amies, (page de titre), pages 6-7

et concluant sur le thème classique du satyre et de la nymphe comme faisant partie d'un "décor suranné", Verlaine et Bonnard nous invitent à tourner la page...


Les Amies, pages 7-20

La première section de Parallèlement comprend six sonnets sur le thème du lesbianisme, source de sa réputation scandaleuse. Publiée à l'origine en Belgique, en 1867, sous un pseudonyme, c'est une oeuvre de jeunesse de Verlaine, qui a été immédiatement interdite, et saisie.

Les cinq premiers sonnets, écrits entièrement en rimes feminines, évoquent les relations amoureuses "innocentes" d'adolescentes, dans un cycle qui s'écoule de l'automne à l'été, mises en scène dans des intérieurs sombres, parfumés, et tièdes, sous une lune omni-présente.

Sappho, le sonnet final, relate le suicide légendaire de la poétesse de la Grèce antique, dû à son amour inassouvi pour Phaon. Elle y chante ses amours aux vierges endormies avant de sauter dans la mer du haut d'une falaise.

 

Sur le Balcon, pages 8-9

Le balcon apparaît au milieu d'une végétation luxuriante et des hirondelles tournantes. Seul le médaillon à gauche, la brune et la blonde s'embrassant intimement, préfigure le texte.

Sur le Balcon (suite), Pensionnaires, pages 10-11

Un "couple étrange" s'embrasse devant un lit défait. Situé dans un pensionnat, en septembre, Pensionnaires insiste sur leur jeunesse (15 et 16 ans) et l'audace spontanée de leurs gestes érotiques, qui apparaissent clairement sur la page suivante.

Pensionnaires (suite), Per Amica Silentia, pages 12-13

Le titre du poème, "Par des Silences Amicaux", vient probablement d'un passage de l'Enéide qui renvoie à la complicité silencieuse de la lune dans "l'amitié" des filles, mise en scène dans un intérieur de rideaux de mousseline, ondulant à la lueur d'une veilleuse.

Per Amica Silentia (suite), Printemps, pages 14-15

Les filles s'abandonnent ("Aimons, aimons!") et leur amour printanier est comparé à la sève montant dans les fleurs, auxquelles fait allusion le bouquet floral à droite.

Printemps (suite), Eté, pages 16-17

L'image qui clôt Printemps montre la fille se pâmant de plaisir sous les caresses extatiques de son amie. Eté évoque la chair "étrangement parfumée" dans une étreinte passionnée, et le "charme sombre des maturités estivales" qui s'étend à la page suivante, ci-dessous.

N.B. La lithographie de la page 17, l'une des mieux connues de Bonnard, est en outre l'une des rares variantes en couleur bistre, comme décrites au-dessus.

Eté (suite), Sappho, pages 18-19

Ce sonnet inversé renvoie à l'amour "inverti" de Sappho pour Phaon (un marin), sa colère subséquente en le voyant échapper à son désir...

 

Sappho (suite), Filles (titre), pages 20-21.

et se conclut avec la disparition de la poétesse dans les eaux sombres de la mer éclairées par la lune, allusion au désespoir profond de Verlaine.

Pour voir la seconde partie du recueil (Filles, pages 21-44), veuillez vous reporter à
Parallèlement Part II.

(en préparation)